"Les pays finiront par se plier à un gouvernement mondial du
climat"

Pierre Radanne, ancien président de l'Agence de
l'environnement et de la maîtrise de l'énergie.
En quoi le protocole de Kyoto est-il important ?
À partir du constat des limites de la planète, il organise
un rationnement. Depuis le début de la révolution industrielle,
on était dans une situation où le gâteau dont disposait
l'humanité s'élargissait continûment, parce qu'on trouvait des
ressources et des technologies supplémentaires.
Là,
avec les émissions de CO2, on tombe sur un gâteau dont la taille
doit diminuer. Il est plus difficile de parvenir à un accord
pour limiter quelque chose que lorsqu'on est en perpétuelle
expansion.
Par ailleurs, avec Kyoto, on est entré dans un système
économique dans lequel les Etats fixent aux acteurs économiques
des maxima d'émissions, à charge pour eux, pour réaliser ces
réductions, d'investir ou d'acheter chez des voisins à travers
un marché. Ce marché manifeste le retour du politique, dans le
cadre des Nations unies. C'est un événement majeur. Quelles que
soient les difficultés, il y aura un avant et un après Kyoto.
Le protocole n'est-il pas impuissant à
changer la donne* ? (modifier
le partage)
Le refus de Washington de ratifier Kyoto a énormément
affaibli le processus. Le pays qui a la plus grosse part refuse
de la réduire. Tous les pays sont donc dans
une position attentiste* (tendance à
attendre les évènements avant d’agir). Comme les
Etats-Unis ne respecteront pas leurs engagements, le Japon non
plus et les Européens pas plus.
N'est-il pas contradictoire de dire en même temps que Kyoto
est un moment très important et qu'on ne va pas l'appliquer ?
Le changement de trajectoire de l'humanité qui est en cours
se fait en plusieurs phases. La première a été, par Kyoto, une
reconnaissance sincère de la nécessité de réduire les émissions.
Sous la pression des opinions publiques, les Etats ont fait un
effort de formulation du problème, mais ils n'ont pas engagé les
politiques de long terme cohérentes avec ce constat. On se met
autour de la table, on commence à élaborer des instruments, mais
on n'a pas encore mis en place de vrais plans de réduction. Il y
a les mots, mais pas les actes.
Les Etats-Unis ne servent-ils pas de prétexte aux autres pays
pour ne pas agir ?
Aucun gouvernement n'a répondu à la critique faite par
Georges W. Bush, selon laquelle lutter contre l'effet de serre
serait un handicap économique. L'ensemble du monde économique et
politique partage au fond cette idée - qui est fausse. L'effet
de serre nous oblige à faire des gains de productivité et de
performance considérables. Les pays qui vont le plus tôt prendre
en compte l'effet de serre gagneront en compétitivité. Mais dans
ces domaines les changements de trajectoire sont forcément très
longs : revoir l'ensemble des infrastructures et des transports
et réhabiliter l'ensemble du patrimoine de logements nécessitent
plusieurs générations.
Pourquoi les Etats-Unis, qui ont les technologies pour
changer et disposent de grandes marges d'efficacité, ne
parviennent-ils pas à évoluer politiquement ?
Il y a deux types de pays : les pleins et les vides. Les
pleins sont ceux d'Europe, ou le Japon, à densité de population
forte et fortement attaquée par l'industrialisation, et qui
n'ont plus de combustibles fossiles sur leur sol. Ils ont été
extrêmement frappés par le choc pétrolier. La vraie rupture,
pour eux, a été en 1973 : le constat que leur croissance
économique dépendait de l'approvisionnement énergétique des
autres pays et qu'ils devaient être plus efficaces.
Quand sont arrivés l'effet de serre et le protocole de Kyoto,
ils étaient prêts, parce que les thérapies face à l'effet de
serre sont les mêmes que celles employées face au choc
pétrolier. En face, il y a les pays vides : Etats-Unis, Canada,
Australie, Russie. Densité de population faible,
mode de vie dispendieux* (qui dépense
beaucoup d’argent), une nature sauvage encore importante,
et donc un sentiment de l'environnement très différent qu'en
Europe ou au Japon. Ils ont encore des quantités considérables
de combustibles fossiles et n'ont pas eu à répondre comme nous
aux chocs pétroliers. La négociation sur le climat fait que,
pour la première fois, dans leur histoire, ils sont confrontés à
une limite.
En refusant de signer Kyoto, M. Bush et les Américains pensaient
que le protocole était mort. Mais, malgré leur domination, ils
ne l'ont pas désarmorcé, et le coût politique de ce refus est
pour eux considérable. L'opinion publique mondiale, face au
péril climatique, ne comprend pas que celui qui a le plus de
moyens financiers, le mode de vie le plus exubérant, n'arrive
pas à se donner quelques règles, et en même temps demande aux
autres de faire le nécessaire. Les Etats-Unis finiront par
signer pour deux raisons : la première est le coût diplomatique
de leur refus, la seconde, c'est que leurs grandes entreprises y
sont favorables. Leur champ d'intervention n'est pas les
Etats-Unis, mais le monde : elles ne peuvent pas gérer un
système à deux vitesses, se comporter d'une façon aux Etats-Unis,
et d'une autre ailleurs.
L'idée se répand que le pétrole va manquer dans les
prochaines années. Qu'en pensez-vous ?
Des chocs pétroliers sont certains à l'avenir, avec des
phases intermédiaires de détente. Si nos sociétés consomment
moins de pétrole qu'en 1973, elles ont beaucoup moins de
possibilités de le remplacer. On va connaître dans ce siècle une
crise profonde du secteur du transport. Il faut souligner un
autre problème. La décision économique est coincée entre deux
tendances contraires. D'un côté, le climat, le pétrole, le fait
qu'on va être dix milliards d'habitants en 2060 : l'histoire de
ce siècle présente déjà des enjeux considérables à cinquante
ans. De l'autre, le système économique fonctionne avec des
impératifs très courts. Tout est dominé par les marchés. Les
actionnaires demandent des retours sur investissement, rapides.
Les dirigeants d'entreprise sont
obnubilés*(ils ne voient que cela, c’est le plus important)
par leurs tableaux de bord à un ou deux ans. On est dans une
schizophrénie : un monde qui fonctionne à deux ans, et un autre
à cinquante ans, sans point de rencontre entre les deux. Cette
situation est gravissime. On continue à déréguler alors que la
question climatique et celle des ressources pétrolières
appellent à re-réguler. Les politiques publiques s'activent à
casser les instruments dont on aura besoin dans dix ou vingt
ans.
N'y a-t-il pas, de ce point de vue, une contradiction dans la
politique européenne ?
Complète. Les institutions européennes se construisent en
affaiblissant les modes de régulation étatiques antérieurs.
L'Europe met à mal les services publics, les entreprises
nationales. Le dépassement des monopoles d'Etat se fait par les
entreprises privées, et non par un mode de régulation européen.
Comment la Chine, l'Inde et le Brésil se positionnent-ils ?
Ils ont le sentiment qu'ils seront le plus frappés par les
catastrophes climatiques. En même temps, ils sont dans des
années décisives de croissance, et pensent que si les pays
industrialisés sont incapables de s'entendre, ils gagnent du
répit. Chinois et Indiens sont dans une problématique de pays
pleins. Ils n'ont pas d'hydrocarbures et sont dépendants pour
leur approvisionnement énergétique. Ils regardent le Japon, la
Corée, Taïwan, qui ont fait de gros efforts d'efficacité
énergétique, et voient que leur processus de développement peut
très vite se bloquer s'ils gaspillent. Donc, ils sont en train
de s'engager dans un mode de développement relativement sobre.
Le cas de l'Amérique du Sud ou d'une grande partie de l'Afrique
est en fait plus préoccupant : leurs Etats sont dans une
psychologie de pays vide, et attirés par le modèle de
consommation nord-américain.
Comment voyez-vous l'avenir de la négociation climatique ?
La prochaine négociation va partir d'une question lourde :
le changement étant maintenant
patent*(évident), quel niveau de réchauffement de la
planète acceptons-nous ? Deux degrés, c'est la moitié du
réchauffement qui a permis la sortie de l'âge glaciaire, il y a
huit mille ans. Nous sommes dans une situation où l'humanité
doit gouverner le climat. Quel réchauffement veut-on ? Quel est
l'effort qui permet de ne pas dépasser le niveau souhaité, et
comment le répartir ? Il va falloir mettre à la disposition des
Nations unies des instruments de sanction des délinquants. Bon
an mal an*(expression qui veut dire : compensation faite des
bonnes et des mauvaises années), les pays finiront par se plier
à ce gouvernement mondial du climat, qui impose
une ingérence* (intrusion, entrer, pénetrer dans…)
collective dans les politiques énergétiques et environnementales
de chacun.
Le XXIe siècle sera peut-être celui de la stabilisation de
l'humanité, de sa population et de la gestion de ses ressources.
Sinon, se profile le scénario d'échec total : chacun tire
à hue et à dia* (dans des directions
opposées et contradictoires), les émissions continuent
d'augmenter et un changement climatique dévaste l'humanité. Dans
ce cas, il y a toutes les chances que ce siècle soit d'une
violence extrême. |
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